Faut-il brûler ses vaisseaux pour réformer ?
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Deux stratégies sont possibles pour annoncer une réforme structurante : la concertation (Cas 1) et le scenario unique dans lequel le dirigeant brûle ses vaisseaux (Cas 2). Si elles servent souvent le succès de la réforme, ces stratégies comportent chacune des risques inhérents à la posture de départ.
"Cas 1" : l'entreprise choisit à son plus haut niveau la concertation et l'absence de "bruit" médiatique autour de sa réforme comme principes cardinaux de la réussite du projet. Connaissant cet impératif, un ou plusieurs membres du COMEX hostiles au projet peuvent opposer leur force d'inertie au calendrier, suffisamment longtemps pour laisser monter la contestation. Lorsque la pression devient trop forte, il devient nécessaire de redimensionner le changement. Le but de l'influenceur interne est atteint, grâce à une alliance objective avec les opposants naturels du projet. La montagne accouche alors d'une souris, et chaque manager sait que le projet reviendra sur la table sous cinq ans.
Parallèle avec la réforme de l'Etat : on transpose les rôles, en ajoutant une variante : l'opposant interne peut choisir de laisser la réforme se mettre en oeuvre, en y instillant dans l'indifférence générale un défaut de fabrication. Moins d'un an après la mise en oeuvre, le projet est inapplicable et doit être abandonné. Il est temps de laisser la place au projet suivant sur le même sujet, qui a de fortes chances de subir le même sort si le sujet n'est pas consensuel.
Le trait commun à l'entreprise et à la réforme de l'Etat dans notre "Cas 1", est la puissante communication "positive" déployée en début de projet, pour s'assurer de l'adhésion des forces vives et des influences internes et externes. Or, au bout de plusieurs réformes avortées, le message est devenu inaudible et les troupes désabusées. Le temps de la communication pose question.
Cela nous emmène, naturellement, à l'examen du "Cas 2" :
"Cas 2" : Ici, la direction de l'entreprise est convaincue, souvent pour l'avoir expérimenté, que le "Cas 1" est strictement inapplicable. En face d'objectifs majeurs, il est donc choisi de "brûler les vaisseaux". L'élimination de toute solution alternative et l'autorité du dirigeant principal sur ses adjoints, rendent inéluctable l'application du projet.
Ce dernier a été préparé - avec une simulation de tous les scenarios de déploiement, de communication, d'influences..., et sobrement annoncé. Une fois lancé, il est hors de question de revenir en arrière. Une concertation a minima permet d'éviter ou de modérer un conflit social ou managérial. La décision est appliquée.
Problème : comment le "Cas 2" s'adapte-t-il à un "défaut de fabrication", volontaire ou pas ? Comment s'adapte-t-il à un mouvement de révolte qui enfle jusqu'à devenir incontrôlable ?
L'un des meilleurs cas en matière de réforme de l'Etat est probablement le plan Juppé de l'automne 1995. Conscient d'un blocage définitif lors des discussions avec les partenaires sociaux, Alain Juppé décide de tenir avec le soutien du président Chirac. Et il tient. Jusqu'à ce jour de décembre 1995 où 2 millions de manifestants concluent une période qui battra tous les records historiques de jours de grève (6 millions entre octobre et décembre).
Pour l'entreprise comme pour l'Etat, il est difficile de dépasser un certain risque conflictuel. Dans ce cas, si le dirigeant a brûlé ses vaisseaux, impossible de revenir sur le projet sans se désavouer, ou sans désavouer son maître d'oeuvre afin de protéger sa propre légitimité. C'est ce que Jacques Chirac fit avec Alain Juppé.
Disposons-nous d'exemples de "parfaite" réussite des Cas 1 et 2 ?
Pour l'Etat : l'instauration de la CSG (cas 2), la mise en place du service minimum dans les transports terrestres (cas 1).
Pour l'Entreprise : la fusion GDF Suez (cas 1), la transformation de Cogema (cas 2).
Les facteurs clés de succès, dans les deux cas, sont : des dirigeants ayant validé toutes les alliances nécessaires et disposant d'une vision personnelle forte du projet. Et surtout ils n'ont cessé de préparer la communication, tout en communiquant massivement assez tard dans le processus opérationnel tout en concédant sur les derniers mètres des ajustements sur des sujets d'ordre secondaire mais à fort potentiel de nuisance.
Au final, la communication réussie de la réforme est conditionnée par un projet "ficelé", qui a tenu compte en amont des influences, y compris internes.
La maturation de la décision, son partage avec le premier cercle de l'entreprise ou de l'Etat et la loyauté indéfectible de tous les maîtres d'oeuvres, construisent un fer de lance solide qui permet de contenir les assauts venus de l'extérieur. La moindre faille dans la cohésion managériale autour de la réforme, peut en revanche mener à sa perte.
11 mai 2012